Sophie de Roquemaurel, créatrice du podcast Les Gens du jardin, est venue interviewer en mars dernier, Marie-Françoise Mathiot, propriétaire du Château et des jardins de la Ballue.

Entrepreneuse passionnée par les jardins et la botanique, Sophie de Roquemaurel part à la rencontre des propriétaires des plus beaux jardins de France, ceux qui consacrent leur vie à l’art paysager. À l’issue de ses rencontres, elle dédie un ou plusieurs épisodes de son podcast à ses invités où elle met en lumière leur dévouement pour continuer à faire connaître ce patrimoine exceptionnel au public.

Pour le lancement de la première saison des Gens du jardin, en mars 2025, Sophie de Roquemaurel a sélectionné neuf jardins parmi près de 500 jardins labellisés remarquables en France. À travers une sélection riche et variée, elle met à l’honneur le travail, la patience et la passion des propriétaires, gestionnaires et jardiniers. Découvrez les jardins français comme vous ne les avez jamais vus, entrez dans les coulisses de ces lieux de sagesse et d’audace. Entre défis, adaptation et transmission, ces amoureux de la nature œuvrent pour faire perdurer cet art de vivre. 

Rendez-vous en Touraine dans les jardins de Valmer, le jardin de la Bourdaisière ou encore le domaine de Chaumont-sur-Loire. Découvrez le jardin botanique de Vauville bercé par les vents de la Manche dans le Cotentin. Entrez dans l’univers des jardins classiques d’Eyrignac en Dordogne, mais aussi du Château du Lude dans la Sarthe. Sophie de Roquemaurel interviewe également Isabelle Glais, aujourd’hui à la tête des quatres jardins botaniques du Muséum national d’Histoire naturelle, ainsi que Jacques Garcia, visionnaire du paysage, qui nous emmène dans les coulisses du Domaine de Champ de Bataille. D’une durée d’environ 30 minutes, chaque épisode démarre par une rapide présentation du lieu, qui se complète par un échange inspirant avec l’invité du podcast. Une question signature est posée à chaque invité à la fin de l’entretien : « Quel est votre plus beau souvenir de jardin ? ».

Deux épisodes de 30 et 45 minutes sont consacrés aux jardins de la Ballue, dans lesquels Madame Mathiot nous explique l’évolution de ce site à travers son histoire, les enjeux auxquels les propriétaires successifs ont dû faire face et les temps forts culturels à la Ballue. Laissez-vous captiver par le récit passionnant de Madame Mathiot, qui nous entraîne dans le tourbillon de son jardin aux mille nuances de vert.

Le premier épisode relate l’histoire des jardins, de sa fonction de château fort en passant par la rénovation de Madame Arthaud, jusqu’à l’acquisition en 2005 par la famille Mathiot-Mathon. On y comprend que la place du visiteur est vitale pour ces jardins, « l’ouverture au public me semblait être une évidence », s’exprime Madame Mathiot. Sophie de Roquemaurel questionne aussi la propriétaire des lieux sur l’art topiaire à la Ballue, inhérent au jardin, mais aussi sur la collection de buis certifiée C.C.V.S. (Conservatoire des Collections Végétalisées Spécialisées), tout cela grâce à l’équipe de jardiniers qui donnent vie au lieu chaque jour. Dans le deuxième épisode, Marie-Françoise Mathiot échange à propos de sa propre relation au jardin depuis 20 ans, entre passion et émotion, la saison culturelle mise en place tous les ans, ainsi que les secrets de l’organisation et de la gestion d’un site exceptionnel de cette grandeur.

Le podcast est réalisé par Sophie de Roquemaurel ; mis en musique, mixé et produit par Karim Skakni ; et illustré par Sophie Weidler-Bauchez. 

Vous pouvez désormais écouter Les Gens du jardin sur toutes les plateformes (Apple Podcasts, Spotify, Deezer, Amazon Music, Castro).

 

Retrouvez ci-dessous une transcription des deux épisodes consacrés à la Ballue.

 

Marie-Françoise Mathiot – Les jardins de la Ballue – Chapitre 1 : « On passe un examen tous les jours, c’est très motivant »

Marie-Françoise Mathiot-Mathon

C’est vrai que sans Claude Arthaud, il n’y aurait pas eu le Jardin de la Ballue. Et Claude Arthaud est une femme, une aventurière, c’est elle qui a lancé le projet, c’est elle la muse de ce jardin, qui a voulu ce jardin, qui avait cette volonté féroce de faire un jardin, c’était pour elle vital. Ce lieu ne pouvait pas exister sans jardin.

Sophie de Roquemaurel

Avez-vous déjà imaginé l’effervescence qui règne derrière la beauté des plus beaux jardins de France ? Les aventures au temps long, les défis hors normes pour créer ce paysage poétique. Bienvenue dans le monde des gens du jardin. 

Je suis Sophie de Roquemaurel et je vais à la rencontre de ceux qui consacrent leur vie à l’art des jardins. Créateur ou gardien d’un patrimoine exceptionnel, laissez-les vous emporter dans ces œuvres grandeur nature. 

Bonjour, Marie-Françoise Mathiot. Merci de me recevoir dans votre jardin du Château de la Ballue. Nous sommes en Bretagne, en Ille-et-Vilaine, entre Saint-Malo et le Mont Saint-Michel. Je dois le dire en préambule, quand on visite le jardin, on pénètre dans un univers inattendu, un peu magique. Ici, on a l’impression que la nature, parfaite, se joue de nous. Pouvez-vous nous raconter la Ballue et son histoire ?

Marie-Françoise Mathiot-Mathon

Lorsque l’éditrice Claude Arthaud, une grande dame de la culture, du monde de l’édition française et aussi du monde de l’art, investit le site en 1973 et comme elle me l’a raconté, pour elle, c’était la page blanche. Et qu’ici, elle a tout de suite su et souhaité un jardin. Cette demeure était faite et avait été pensée au début du XVIIe pour être accompagnée de son jardin. C’était évident, il y avait cette grande terrasse ouverte sur son paysage, et qui, lorsqu’elle est arrivée, était à l’état plus ou moins de friche. La propriété avait été abandonnée et avait beaucoup souffert depuis la Deuxième Guerre mondiale. Donc, elle avait la page blanche. 

Et comme c’est une artiste qui était entourée de plein d’artistes, elle est partie dans cette création et elle a été aidée et soutenue dans sa démarche par de grands architectes. Donc il y avait la passionnée de botanique, celle qui avait les idées, la muse initiatrice, Madame Claude Arthaud. Et puis, il y avait son propre mari, François-Hébert Stevens, le neveu de Robert Mallet-Stevens, un spécialiste du nombre d’or, etc. Et puis aussi, ils étaient très amis avec Paul Maymont, architecte utopiste, futuriste, qui n’avait jamais travaillé d’ailleurs sur un jardin, même s’il s’était beaucoup intéressé au jardin japonais, puisqu’il avait travaillé aussi sur l’architecture anti-séisme au Japon. C’était un humaniste aussi, Paul Maymont. Mais Claude Arthaud l’a embarqué dans son aventure. C’est cette bande d’intellos un peu fous, passionnés. 

Avec tous leurs invités aussi, parce qu’ici, c’était quand même le défilé du monde de la culture et de l’art des années 70-80. Niki de Saint Phalle, Rauschenberg, le peintre Tal Coat, le sculpteur Takis, etc. Il y avait du beau monde. Ils ne se prennent pas au sérieux. Et surtout, c’est là la grande singularité de la Ballue, ils n’ont pas envie de copier le passé. Ils ont cette culture classique, très certainement, mais ils veulent réécrire l’histoire. Et en s’appuyant effectivement sur le passé, ils vont réécrire une histoire de jardin et faire un nouveau jardin, avec leur vision, utopiste, futuriste. Donc c’est une œuvre d’architecture, ce sont des architectes qui sont à la manœuvre. Ils sont visionnaires, ils le voient en trois dimensions, ça c’est sûr. Parce que la dimension auteur, même Claude Arthaud, qui n’est resté là que 19 ans, elle l’a vue, la dimension auteur. Mais elle ne l’a pas vue au point où moi, je vais la challenger aujourd’hui. Et puis, ils ne se prennent pas du tout, sérieux : on s’amuse, on doit s’amuser dans le jardin, c’est en particulier toute la partie en diagonale avec les chambres de verdure. Moi j’avais vraiment envie qu’on oublie le château, qu’on oublie le solennel de ce château Louis XIII et qu’on aille s’amuser et jouer à cache-cache dans ce jardin, et ça fonctionne très bien ! 

Alors Paul Maymont est arrivé, il a mis sa patte. Par exemple, il disait à Claude Arthaud : « Il faut briser la diagonale pour éclater les perspectives. Votre labyrinthe prend beaucoup trop de place au sol. Il faut que les chambres de verdure soient, en essayant au maximum, équilibrées en termes d’espace. » Je me rappelle que Claude Arthaud me décrivait qu’il avait fallu déplanter les 1500 pieds d’ifs pour refaire le labyrinthe, d’où un labyrinthe extrêmement utopiste, parce qu’il est très serré, très étroit ! 

C’est toute la symbolique de ce que l’on va ressentir dans un labyrinthe : l’obsessionnel, l’angoisse de notre pensée qui part un peu à la dérive. C’est exactement ce que ça m’avait donné comme sensation la première fois que j’avais visité ce jardin. J’ai connu ce petit moment d’angoisse dans le labyrinthe, lorsqu’on a visité le jardin la première fois avec mon mari, lorsqu’on était en interrogation d’acheter cette propriété. Le propriétaire de l’époque, qui était très savant et qui évidemment faisait des grands discours, n’était pas rentré dans le labyrinthe, avait juste indiqué l’entrée et continuait son discours avec mon mari dans l’allée. Et moi, j’avais voulu faire ma curieuse et j’avais voulu rentrer dans le labyrinthe. Et je les entendais s’éloigner et j’entendais son discours, je l’entendais s’éloigner ce discours et je ne trouvais pas la sortie ! Je commençais vraiment à paniquer, quand j’ai enfin trouvé la sortie, effectivement, s’ouvrait à moi l’espace du bois de boulot. On retrouvait le château qu’on avait complètement oublié. Je les voyais au loin, donc j’étais soulagée. C’est un labyrinthe à entrée unique. J’explique aussi aux visiteurs qu’il y a deux types de labyrinthes : les labyrinthes à double entrée, etc. Et puis Claude Arthaud m’a raconté aussi qu’elle avait repris un croquis de Le Corbusier pour faire son dessin de labyrinthe, Arthaud était très ami avec Le Corbusier.

Sophie de Roquemaurel

Le jardin, et notamment le jardin classique qui s’ouvre devant nous n’évoque en rien les jardins traditionnels à la française. Quelles en sont les inspirations ?

Marie-Françoise Mathiot-Mathon

Quand je suis arrivée ici, il m’était essentiel d’entendre Mme Arthaud, de comprendre sa démarche et comment elle avait procédé pour créer cette œuvre. Et devant le château, elle m’explique « il ne pouvait être qu’un jardin régulier, qu’un jardin formel, qu’un jardin symétrique, mais il était pour nous hors de question de faire un jardin à la française avec des broderies de buis. » Donc, leur inspiration, c’est plus les terrasses de jardins de Toscane avec des taupières assez hautes, un dessin géométrique, de buis en Toscane, non pas d’ifs comme ici, des structures hautes, végétales, et un parterre qui s’inscrit dans la campagne et le paysage, un jardin qui n’a comme seul propos de mettre en scène le paysage. 

Quel que soit le talent du jardinier ou de l’architecte qui a pensé le premier plan, en fait, rien n’est plus beau que la nature et le paysage. Et le rôle du jardin et du premier plan n’est que de valoriser le paysage. Donc, c’est vraiment la part belle au paysage. C’est exactement le propos de ces jardins 17e italiens, que j’ai eu la chance de visiter. C’est vrai que celui-ci est un peu évocateur de la Toscane, on a ce côté vallonné, etc. Et ce qui est intéressant, c’est que c’est un paysage, en fait, contrairement aux apparences, toujours renouvelé, selon la saison, le climat, l’éclairage. 

Il est aussi puissant pour celui qui se rappellera l’histoire de la Ballue, qui est quand même une ancienne forteresse des Marches de Bretagne, et cette situation dominante, faite pour voir, cette position stratégique militaire, c’est quelque chose qui est ancré dès le début du Moyen-Âge dans l’histoire de la Ballue. On est en pays de Marches de Bretagne, c’est les anciennes frontières du duché. C’était une seigneurie importante. Le bâtisseur, Gilles de Ruellan, en 1620, lorsqu’il construit ce nouveau château, qui détruit le château fort, et qui construit cette terrasse en même temps, et pas pour y faire de la culture, forcément pour y faire un jardin. Là, ils sont quand même dans une démarche aussi très avant-gardiste. Parce que nous ne sommes qu’en Bretagne, on est loin de la région de Paris ou du Val-de-Loire, là c’est tout à fait étonnant. Alors, on comprend bien qu’il a trop de pierres. Il a détruit un donjon, il a détruit un pont-levis, il a détruit des tours. On n’est pas très bons sur les archives des premiers jardins de la terrasse. Là où on est meilleurs, c’est sur les archives de ce jardin sur la partie de ce que j’appelle les douves, l’ancienne douve sèche qui est donc documentée comme le jardin dit « aux mouches », pour les mouches à miel, les abeilles, donc forcément c’était un espace avec beaucoup de fleurs, de choses qui pouvaient plaire aux abeilles. 

Le moment clé, c’est cette idée incroyable de ce personnage singulier qui, on le sait, avait déjà commencé la construction en 1620, il y a une archive formelle qui relate dans les registres paroissiaux le décès d’un maître maçon ayant fait une chute mortelle occupé à la construction du château de la Ballue. Et j’ai une autre date aussi clé avec une archive clé, c’est 1603 : c’est les aveux du seigneur de Québriac qui décrit le château fort. Entre 1603 et 1620, il s’est passé beaucoup de choses…

Sophie de Roquemaurel

Mais vous pensez que c’était un geste politique de détruire le château fort ? 

Marie-Françoise Mathiot-Mathon

C’est un geste politique pour détruire le château fort. En fait, c’est un arriviste, Gilles de Ruellan, je ne sais pas si vous l’avez lu quelque part. C’est quelqu’un qui a une naissance extrêmement ordinaire, mais qui a, à la fin du XVIe siècle, au profit des guerres de Religion, monté une fortune incroyable, qui a aussi managé sa fortune par des moyens plus ou moins honnêtes, mais il faut lui reconnaître un talent incroyable de bâtisseur. Parce qu’en fait, la fortune qu’il constitue progressivement, il l’investit dans le foncier. Il ne dilapide pas son argent. Il est à la recherche de titres, ça c’est sûr.

Le déclic, ça va être quand en 1601, tout début du 17e, il est anobli par Henri IV. Et pourquoi est-il anobli ? Parce qu’en fait, Henri IV n’a rien compris au film : on lui a rapporté à la cour que ce personnage avait joué un rôle clé pour la pacification entre catholiques et protestants dans la région. En fait, il semblerait qu’il ait vendu des armes un peu aux deux parties. On est dans une zone frontalière, ici, les Marches de Bretagne. Ça a toujours été une zone où les conflits ont été extrêmement violents, et les guerres de Religion ont fait beaucoup de dégâts dans le secteur. Il y avait des affrontements réguliers entre le duc de Mercœur et des troupes catholiques et royales qui étaient sur Fougères. Et entre les deux, il y avait les villageois, les populations qui étaient pillées, massacrées, enfin, bon, c’était le bazar total.

Notre Ruellan, il comprend que l’avenir de la Bretagne, c’est la France. Il faut absolument que le Breton paie ses impôts au roi de France et puis qu’il faut, comme Richelieu l’a souhaité, qu’on arrête de guerroyer et qu’on enlève tout le caractère défensif des demeures. Et lui, n’ayant aucun état d’âme, quand il acquiert cette seigneurie importante, qui, il le sait, va lui permettre de parfaire son ascension sociale. C’est grâce à la Ballue qu’il sera fait marquis. N’ayant aucun état d’âme par rapport aux vieilles familles bretonnes, il rase tout, lui, il rase pas seulement les tours. On rase tout et on recommence. 

C’est un visionnaire lui aussi. Il est vraiment dans une architecture classique française, mais là où il va encore plus loin, c’est cette idée de faire une terrasse. Non seulement il fait un château moderne, qui a tous les critères de la modernité aujourd’hui : on est sur des fenêtres immenses qui laissent entrer la lumière, des pièces à lumière traversantes et qui plongent sur le dehors qui est lui-même un jardin. C’est ça l’idéal de la maison au XXIe siècle, il nous l’a fait en 1620 ! 

Et l’idée de jardin, elle remonte à cette époque-là aussi. On ne fait pas une terrasse pour y planter des pommes de terre. On fait une terrasse pour y faire un jardin parce qu’on va le voir, il faut quand même un peu frimer. Le jardin, on va le voir, il est fait pour être vu de la demeure. Et par chance, il a plein de pierres : il a détruit un donjon, il a détruit un château fort. Donc, sous la terrasse, ce n’est que des pierres du château fort. Et il nous fait un remblai bien plat et il se soutient sur les anciens murs médiévaux. On est en 1620, c’est incroyable ! C’est ce support-là qui va être réutilisé par Claude Arthaud en 1973, qui a compris tout ça, mais qui ne veut pas copier un vieux jardin. Moi, je suis ravie que Claude Arthaud n’ait pas eu envie de reproduire les jardins du XVIIe ici. Je suis certaine qu’ils étaient ordinaires et qu’il devait être un peu ennuyeux. Et avec les jardins qu’elle a dessinés avec François-Hébert Stevens et Paul Maymont, au moins, on s’amuse. C’est des jardins faits pour jouer à cache-cache. Je n’en avais pas eu conscience, mais ce sont des visiteurs qui, il y a très longtemps, en revenant de leur visite me disaient « mais ce jardin c’est merveilleux, on se croirait dans le monde d’Alice au Pays des Merveilles ».

Sophie de Roquemaurel

Dès votre arrivée, vous avez décidé de vous dédier entièrement au domaine de la Ballue en l’ouvrant au public. Quelle est la place du visiteur au jardin ?

Marie-Françoise Mathiot-Mathon

Ça fait presque 20 ans, effectivement, que nous sommes arrivés en famille. C’est un choix de vie, c’est notre maison principale. Parce que j’ai tout de suite eu conscience que ce lieu, si on ne le montrait pas, jamais on ne se donnerait la peine, on ne se donnerait les moyens de le maintenir à un état parfait. 

Le challenge est énorme tous les jours. Donc, en fait, l’ouvrir au public, c’est en premier lieu une motivation pour travailler ici, investir ici, pour moi, autant que pour les gens qui travaillent, les jardiniers, parce qu’ils savent pourquoi ils travaillent tous les jours, parce que leur travail va être vu, va être admiré, penser, sous-penser, évaluer. On passe un examen tous les jours. C’est très motivant. Par ailleurs, l’ouverture au public me semblait être une évidence. Parce qu’on n’acquiert pas une propriété comme ça pour soi tout seul. Moi, je n’ai jamais imaginé ça. Les entrées allaient me permettre, je me disais, de m’aider financièrement. Ce que j’avais un peu sous-évalué, c’est que quand on ouvre au public, on déclenche aussi des dépenses : dépenses de communication, dépenses de personnel, mais il m’aurait semblé moralement scandaleux de garder ce jardin pour soi tout seul. On a le devoir de le partager avec le public. Et ce devoir, moi, je l’ai toujours vécu comme un bonheur, parce qu’en fait, le visiteur m’apporte et nous apporte énormément. Et moi, je dis merci tous les jours à nos visiteurs. Pas seulement pour le ticket d’entrée qu’ils ont acheté, mais tout simplement d’être là, de nous faire part de leurs émotions, de leur bonheur, de les entendre, d’entendre ces compliments, c’est extrêmement touchant. Et c’est de la part d’un panel de personnes extrêmement variées : ce ne sont pas que des docteurs en art et des gens très cultivés dans le domaine de la culture. Le jardin, il ouvre pour un public extrêmement large, j’ai vu et j’ai été touchée par des propos et des discussions avec des visiteurs de gens très simples, qui ne sont pas des gens surdiplômés, mais qui ont une sensibilité. Un amour de la nature et qui ont tout compris de l’intelligence du propos ici. Donc j’aime ce côté universel. Et ça, c’est magique. Ça, j’adore.

Sophie de Roquemaurel

Vous entretenez un lien passionné avec votre public. Et vous manifestez également ce lien par une grande qualité de communication, que ce soit sur votre site ou sur votre compte Instagram. Est-ce important pour vous ?

Marie-Françoise Mathiot-Mathon

Toutes les communications, et aujourd’hui, en particulier depuis le Covid, ce déclic que j’ai eu par rapport à Instagram. Maintenant, j’identifie régulièrement des gens qui me suivent sur Instagram et ça a été un vrai bonheur de les rencontrer. Avant, j’étais contente de les voir me liker, mais je ne savais pas toujours qui ils étaient. Sinon, qu’il y avait un landscape designer qui était en Australie, voilà, j’ai identifié quelques personnes. Mais jusqu’à 8000, 9000 abonnés, je faisais de l’auto-satisfaction, en fait, avec mon compte Instagram. Et puis je trouvais qu’elle était jolie, ma page. Mais depuis que j’ai passé les 10 000 abonnés, maintenant on est à 13 400 abonnés, je suis très très fière et régulièrement, je rencontre, soit à l’entrée des jardins, soit dans le château, des gens qui séjournent et qui me disent « oui, bien sûr, on vous suit sur Instagram ». Donc c’est très agréable. J’ai l’impression que c’est un outil qui me permet de garder le contact avec les gens qui aiment ce lieu, qui pour certains ne l’ont pas encore visité, mais qui sont dans le monde entier, parce que vraiment la page Instagram, elle est à l’international, sur tous les continents.

Il y a Facebook qui va toucher plus un public, on va dire, français, local, régional, qui n’est pas toujours le même. C’est un complément. Et puis, je me suis offert le luxe, parce que je n’arrivais pas à être partout et à être bien partout, d’avoir un community manager depuis trois ans. J’ai eu des formations par le CRT Bretagne qui est de très belle qualité, et j’avais eu une formation sur les réseaux sociaux, forcément. Donc, j’étais sensibilisée au fait qu’un réseau social, ça ne se gère pas en à peu près, que ça doit être bien géré, de manière professionnelle, qu’il y ait une ligne éditoriale, qu’il y ait les bons hashtags, qu’il ne faut pas faire n’importe quoi, sinon, non seulement on ne se fait pas de la publicité, mais en fait on peut se nuire. Donc pour cela, il y avait des professionnels qui sont les community managers. 

Après, il faut choisir quelqu’un avec qui on est en symbiose. Quelqu’un que j’ai perçu tout de suite avec une grande culture, une grande sensibilité par rapport au patrimoine : patrimoine château, patrimoine jardin. Et qui a tout de suite compris le lieu et qui a compris mon ton, et qui n’a jamais de faute de goût. Par contre, qui a demandé à suivre la page, c’est-à-dire qu’il y a une ligne éditoriale qu’il faut respecter et je n’ai le droit de faire que des stories maintenant. Donc je me déchaîne sur les stories. La story, c’est l’instantané. Si je fais une erreur dans une publication story, il m’a expliqué que ce n’était pas grave puisqu’elle ne vivait que 24 heures. Et il vient régulièrement prendre des photos. C’est un très, très bon photographe, il est bien équipé aussi, aujourd’hui on va aussi faire des photos de drones. Et c’est vrai que je suis très fière de ma page, c’est quelque chose que je vais indiquer. Quelqu’un qui ne connaît pas la Balue, je dis : regardez ma page Instagram @châteaudelaballue. 

Ce mois de mai 2021, où le monde a été sidéré, tout le monde était confiné, ce mois de mai était absolument luxuriant, merveilleux. Les premiers jours, on fait des choses qu’on n’a pas eu le temps de faire : on va brosser les pots en terre cuite qu’on ne brosse pas tous les ans, on va repeindre les étagères sur la terrasse de la boutique, on se déchaîne, on trouve ça génial, on est heureux, le jardin est magnifique, et on est quand même triste parce qu’on n’a pas nos visiteurs. Ils nous manquent. On a envie de montrer tout ça et on n’ose pas leur faire des post, parce qu’on sait que certains sont confinés dans des conditions qui ne sont pas top. J’avais un petit peu honte, moi, d’être confinée dans un tel univers, aussi merveilleux. Et en fait, tout de suite, ça réagit et on me dit : « Oh non, montrez-nous comment va le jardin, montrez-nous ; vous allez nous faire du bien. » Donc, je me suis dit : mais oui, ça va leur faire du bien ! Donc, du coup, suivant ces demandes, je me suis mise à publier. Et là, je me suis rendu compte que vraiment, il y avait un lien particulier qui s’approfondissait, ça a été un déclic pour moi. Après, j’ai continué, j’adore.

Sophie de Roquemaurel

Quel est votre parcours personnel avec la Ballue ? Comment avez-vous décidé de vous consacrer corps et âme à ce projet ?

Marie-Françoise Mathiot-Mathon

Alors, pourquoi on est arrivés ici ? En fait c’est un choix volontaire, on n’a pas hérité, hélas, on a fait un gros chèque et d’ailleurs on a totalement sous-évalué les coûts de gestion. Quand j’ai des gens qui discutent : on achèterait bien un château, on aime le patrimoine, on quitterait Paris, etc. Je leur dis « Attention ! L’achat, c’est une chose, mais n’oubliez jamais les coûts de gestion, les mauvaises surprises, les découvertes qu’on n’avait pas prévues. » Et nous, pourtant, on n’était pas des gamins, on arrivait d’une autre propriété. On n’était pas des gamins, mais on s’est comportés un peu comme des gamins. Parce que au début, moi, je ne voulais pas venir voir. On cherchait, en fait, une propriété parce que pour moi, c’était un nouveau projet professionnel. Je suis médecin, je travaille dans l’industrie pharmaceutique, j’étais toujours par monts et par vaux. Et voilà, qu’arrivent des jumeaux et très vite, un autre petit garçon. C’était merveilleux, c’était un miracle, c’était le bonheur, le plus total. Donc il n’était effectivement plus question que je continue à bourlinguer pour mes essais cliniques de médicaments. Mais très vite, quand même, j’avais besoin d’avoir une activité parce que j’étais quelqu’un qui, voilà, bon, certes, les enfants, c’était merveilleux, mais je voulais un nouveau job. 

Et là, c’est là, en fait, à cause de cette propriété d’avant qu’on avait vraiment acquis par hasard, comme résidence principale, et où j’ai commencé à avoir des projets de restauration d’un parc, de développement d’hébergement, etc., mais qui s’est avérée ne pas être la propriété idéale. En fait, je me suis dit, mais oui, voilà, tu as toujours aimé le monde du jardin, la botanique, tu as toujours aimé l’odeur de la terre, mettre les mains dans la terre, ça j’ai appris ça avec ma grand-mère. Quand j’étais enfant et plus tard jeune fille, nous vivions en ville avec mes parents et ma sœur. Je n’avais qu’une obsession, c’était à toutes les vacances de courir dans le Maine-et-Loire, dans la propriété de ma grand-mère, et d’aller dans le jardin et d’aller dans les vignes. 

Alors, il faut dire qu’on avait visité quand même pas mal d’endroits, on s’est fait vraiment plaisir d’ailleurs. Avec mon mari, on était comme deux gamins. De temps en temps, il avait un élan de de propos raisonnables, en me disant « tu vois, par exemple, tu te vois vivre dans une caravane, là, au pied de ce château, avec tout à refaire, recreuser les douves, machin, etc. Est-ce bien raisonnable, avec trois enfants en bas âge ? ». Je me rappelle très bien ici, la première fois que j’ai vu les photos, j’ai dit « non, non, non. Pas ça. C’est trop. C’est too much. ». À l’époque, il y avait quelques photos aériennes du jardin régulier. J’ai jamais vu ça : « C’est quoi ça ? C’est un lieu. Mais c’est d’extraterrestre ! » J’avais quand même une connaissance des jardins, des châteaux, des choses beaucoup plus classiques. Mais je dis « Mais c’est quoi ce truc-là ? Non, non, non. Et puis t’as vu le prix, et puis t’as vu où c’est ? C’est au nord, là. ». Parce que moi, j’ai la culture Val-de-Loire. La douceur angevine, la blancheur du tuffeau. Mais un jour, mon mari m’a dit : « On peut aller voir, ça n’engage à rien ». Erreur, erreur fatale Et il y a d’autres personnes qui m’ont décrit ce phénomène ! On est arrivé. La grille s’ouvre et là, tu as un choc. Il y a un choc. Parce qu’on est pris dans ce granite qui a ces deux ailes-là, c’est assez imposant. En même temps, c’est très simple, mais ça en impose quand même. Et puis, ça ne rigole pas. L’arrivée classique dans la cour d’honneur est assez austère. Je me rappelle après, les enfants ont dit, « non maman, ce n’est pas un château, il n’y a pas de tours ». Parce qu’on arrivait d’une demeure avant où il y avait des tours néogothiques, grosse frime ! Là, pas de frime. On sent qu’il est ancré dans le sol. 

Après, on comprend sur le foncier qu’on est sur une plateforme médiévale. Mais en fait, il est ancré dans son Moyen-Âge, qui est sous nos pieds. Il y a quand même ces grandes fenêtres qui sont très étonnantes. Et puis, pour peu que les volets intérieurs soient ouverts, on s’aperçoit qu’on plonge dans la maison, qui plonge sur du jardin, qui plonge sur le paysage. Et on se dit, ouh là là ! Moi je l’ai vu avec des gens qui arrivaient pour la première fois ici et qui n’avaient pas vu trop de photos, ils rentrent, petite porte, modeste, etc., et là, c’est waouh ! Ils découvrent l’ouverture extrême sur ces 30km, et c’est quelque chose, on ne s’y attend pas. C’est la surprise totale. Alors, c’était ça avant, je suis en train de faire une découverte. En fait, oui, j’ai beaucoup moins ce genre de réaction maintenant. Je suis en train de prendre conscience que c’est de ma faute. J’ai trop montré. J’ai trop communiqué, peut-être. C’est ce que je suis en train de ressentir en vous le racontant. C’est fou, ça, le choc qu’on a eu. J’avais vu une seule photo, c’était tout, mais vraiment ce choc, cette surprise, ce changement radical d’ambiance entre cette cour relativement austère et ce choc en découvrant le côté sud. Et cette même réaction que j’ai trouvée chez les visiteurs et que j’ai un peu moins maintenant, oui. Très certainement, oui, je l’ai moins. Et c’est parce que j’ai trop montré avant. Ils savent en fait ce qu’ils vont trouver. Bon, ils me disent toujours que c’est beau. Faut-il tout montrer, faut-il trop montrer ?

Sophie de Roquemaurel

L’art topiaire est l’élément clé du langage de la Ballue. Il s’exprime sous toutes ses formes, avec une diversité d’espèces et de tailles impressionnantes. Pouvez-vous nous raconter la place de cet art dans votre jardin ?

Marie-Françoise Mathiot-Mathon

Donc, l’art topiaire, où ici, on utilise toutes sortes de végétaux. Je vous ai parlé des charmes, je vous ai parlé des hêtres, je vous ai parlé des ifs, je vous ai parlé des buis. On peut parler des osmanthus, enfin voilà. Donc, ce qui va nous amener à avoir dans ce jardin une gamme de vert. Le vert, les verts. La Ballue, c’est un lieu pour découvrir les verts. Il faut venir au printemps. 

J’ai rejoint très vite une association que j’avais trouvée dans leur très belle revue « Buis et topiaires », donc j’ai senti que c’était des gens qui étaient des fous de buis et topiaires. Grâce à cette association, j’ai rencontré des gens formidables et j’ai participé à des voyages formidables, et je suis allée voir d’autres jardins. Alors, c’est vrai que dans cette association, en général, les jardins qu’on visite, ils ont toujours des topiaires. Parce qu’on est un peu toqué de topiaires. C’est un art majeur, vraiment, le talent du jardinier va s’exprimer, et pas seulement de manière ponctuelle ! Mais si vous voulez, celui qui taille aujourd’hui, il récupère le travail de celui d’avant et de celui d’il y a 10 ans. Pareil pour les erreurs d’ailleurs. Les belles choses et les erreurs, c’est un travail dans la continuité, le temps, le sens artistique, évidemment, et aussi un sens de l’équilibre, de la verticalité, de l’horizontalité, même s’ils vont s’aider de petits moyens. D’ailleurs, c’est ce qu’on explique lors de mon fameux week-end « Topiaires, l’Art et la Manière » que j’ai créé il y a 16 ans pour répondre à une demande du public : « comment faites-vous ? Comment est née la collection ? ». Je me suis intéressée au buis grâce à cette association qui traitait aussi beaucoup du sujet de l’art topiaire. 

J’ai rencontré des gens exceptionnels, en particulier Lynn R. Batdorf, qui avait été conservateur de l’arborétum de Washington aux États-Unis. En fait j’ai découvert un monde inconnu jusqu’alors, qui était que le buis c’est une plante qui est extrêmement variée, qu’il n’y a pas qu’un buis, que le buis ce n’est pas ce truc vert qui ne perd pas ses feuilles, mais qu’il y a plein de variétés au monde de buis ! Lynn R. Batdorf avait publié l’Encyclopédie mondiale du Buis, et voilà qu’elle est devenue ma bible. Je me suis dit, mais c’est génial, il y en a qui poussent en rampant, il y en a qui montent comme des cyprès. Et ça, c’est quand même intriguant. Ce qui m’a intéressé aussi, c’est le fait que ça soit totalement méconnu. Et moi vous avez bien compris, j’aime bien ne pas faire comme tout le monde, parfois, souvent. 

Donc, c’est génial, une opportunité est tombée, une pépinière de collection en Belgique devait être rasée, etc. C’est ainsi que j’ai acquis le début de ma collection. Et après, j’en ai cherché d’autres. Donc, elle est modeste ma collection, dans la mesure où je n’ai qu’environ 90 variétés de buis différents. Mais en revanche, elle est souvent à beaucoup d’exemplaires et dont une partie de sujets très vieux, j’ai des grands buis de 30, 40 ans. J’ai commencé progressivement, mais le premier arrivage a été un peu violent. Je me rappelle de ce novembre, je ne sais plus quelle année, on était dans la brume et le terrain n’était pas prêt. Le terrain n’était pas simple, parce qu’en fait, hors de question d’aller, bien sûr, sur la terrasse principale, mais j’avais cet espace déclive dans les anciennes douves que j’avais envie d’investir. Et là, je sentais l’endroit idéal. Mais on s’est transformé donc en terrassier. Donc on a loué une mini-pelle et tout : les gros travaux. Il fallait surtout ne pas se tromper dans les étiquettes. Parce que le propre d’une collection botanique, c’est l’étiquetage et le listing. Si vous n’êtes pas hyper rigoureux et sérieux, ça ne vaut plus rien. J’ai commencé à les installer. J’ai fait les plans après, j’ai fait mon listing. J’en ai acquis d’autres, etc. 

Puis je me disais, un jour faudra quand même que je présente mon dossier. J’avais découvert le Conservatoire des collections végétales spécialisées françaises, un organisme extrêmement important et sérieux qui agrée ou non, des collections botaniques de toutes les plantes. Et puis, alors moi, toujours avec ma démarche de perfectionniste, je me disais, je ne suis pas assez bonne, je n’en ai pas assez, mon listing n’est pas assez bien, mon plan, il faut que je le refasse. Donc ça a pris plusieurs années, et quand même, un jour, je me suis décidée, « allez, on se risque, on envoie son dossier. ». J’ai eu la visite d’experts et c’est comme ça que j’ai eu la grande fierté. C’était pour moi qui ne suis pas botaniste, qui n’ai pas fait d’études particulières dans ce domaine, c’est vraiment une très belle reconnaissance. On est très peu nombreux en France à avoir des collections botaniques de buis. C’est quelque chose de totalement méconnu. 

Cette démarche a vraiment augmenté ma passion pour cette plante. Je m’émerveille, en particulier, j’adore le printemps dans les buis avec leurs petites pousses, et je tente d’y embarquer mes visiteurs. Je leur explique toutes ces toutes ces variétés en termes de formes et de couleurs d’une plante ancestrale. Il y a ceux que j’ai d’ailleurs mis pour faire le show dans le jardin mouvementé où on a tout cet échiquier de topiaires. Lors de mes visites guidées, je dis « Regardez dans le fond, les grands là, est-ce que vous croyez de loin que ce sont des cyprès ? Mais non, pas du tout, approchez-vous, ce sont des Buxus sempervirens “Graham Blandy”. » Et il pousse comme ça, spontanément, comme un cyprès, un cône très étroit, c’est extraordinaire. Et on ne leur fait rien, sinon les secouer un petit peu de temps en temps pour enlever les feuilles mortes à l’intérieur. Et on pourra aussi amener de la diversité en termes de couleurs. L’élégance, Elegantissima est un buis à feuilles vertes et blanches, qui est intéressant, qui peut apporter des touches de lumière toute l’année. Il y a celui qui devient jaune flamboyant quand il est au soleil. Vous en avez quatre exceptionnels dans les quatre hexagones du parterre central. Ils sont un peu en écho avec les trois troènes dorées et au printemps les champs de colza dans la campagne. 

C’est un univers totalement méconnu par le public donc c’est intéressant de montrer des choses que l’on n’a pas vu partout. Donc je suis un petit peu fière de ma collection, surtout car ils vont très bien. Parce que, l’autre problème, qui s’ajoute à ça, c’est les problèmes de maladie des buis et d’infestation par la fameuse chenille. La presse fait beaucoup de mal, à chaque fois que je peux avoir un journaliste et que je lui raconte la vraie histoire. Nous ne sommes pas devant une fatalité, il y a des traitements qui sont respectueux de l’environnement. Il suffit d’être vigilant, de se battre, etc. Arrêtez de dire que le buis est mort, qu’il faut tous les arracher. Regardons à Versailles, ils gardent leur buis. C’est une plante patrimoniale. Ils se battent, ça donne du boulot en plus, oui, mais on y arrivera. Alors je comprends le choc et le traumatisme de certains propriétaires de jardins, en particulier du sud-est de la France. Ces massifs du Larzac aussi, qui étaient couverts de buis magnifiques et qui ont été rasés par les vols de papillons qui pondaient leurs chenilles. Je connais bien l’histoire, elle est de nos visiteurs. Mais tous les jours, nous servons de conseillers psychologiques et de conseillers pédagogiques. Donc, en général, les gens racontent « oui, c’est quand on est revenu de vacances. ». Je réponds « vous n’avez pas le droit de partir plus d’une semaine, ou alors vous observez bien vos buis avant de partir ». En fait, il s’agit d’une histoire de bien regarder ces plantes, donc de les aimer, de les toucher, de les secouer. Secouez vos buis ! Si vous voyez le soir des papillons sortir de votre buis, dans 15 jours, vous aurez des chenilles. En plus, il faut savoir que même si le buis a fait l’objet d’une attaque massive, il n’est pas mort, il est défolié. Si on prend soin de lui, il repartira. Évidemment, après deux, trois saisons d’attaques par la pyrale ; il sera trop faible. Et souvent, les gens, hélas, les arrachent après la première attaque, donc c’est dommage. 

Il y a un traitement bio, il faut partir avec les pulvé (sic), mais c’est vrai qu’en termes de temps et donc de coût de gestion, pour rester pragmatique de temps en temps, ça représente une journée à deux, pour, à la Ballue, tout traiter ! L’équilibre écologique et l’environnement, la qualité de l’environnement de son jardin va aussi être importante : les oiseaux, les chauves-souris. Moi, j’ai des populations de chauves-souris ici qui habitent et qui se reproduisent. Les insectivores, plutôt la nuit, ça tombe bien, notre papillon de pyrale, c’est un papillon nocturne, et il est attiré par la lumière. Donc, on n’éclaire pas son jardin la nuit, c’est pas bien. Moi, j’ai la chance d’être dans un environnement rural et d’être dans l’Ouest de la France. Donc certains pourront me dire, bon, facile pour elle. Mais on sent bien qu’il y en a un petit peu quand même. L’année dernière, j’ai trouvé mes premiers papillons, donc je n’étais pas contente. Mais je ne dirais pas que c’est submersif, ni massif dans nos campagnes, mais il faut rester vigilant.

Sophie de Roquemaurel

Merci beaucoup, Marie-Françoise Mathiot. On vous retrouve la semaine prochaine pour la seconde partie de notre entretien. Il sera question de rencontres extraordinaires et tout aussi surréalistes que ce jardin.

Je suis Sophie de Roquemaurel et vous venez d’écouter « Les gens du jardin », mis en musique et mixé par Karim Skakni. Si vous avez aimé cet épisode, je vous invite à le faire connaître à tous vos proches passionnés de jardin et en mettant 5 étoiles et un commentaire sur votre plateforme d’écoute préférée. Merci et à bientôt.

 

 

Marie-Françoise Mathiot – Les jardins de la Ballue – Chapitre 2 : « Ce jardin est extrêmement puissant »

Sophie de Roquemaurel

Avez-vous déjà imaginé l’effervescence qui règne derrière la beauté des plus beaux jardins de France ? Les aventures au temps long ? Les défis hors normes pour créer ce paysage poétique. Bienvenue dans le monde des gens du jardin. Je suis Sophie de Roquemaurel et je vais à la rencontre de ceux qui consacrent leur vie à l’art des jardins. Créateur ou gardien d’un patrimoine exceptionnel, laissez-les vous emporter dans ces œuvres grandeur nature. 

Bonjour, nous nous retrouvons dans ce deuxième épisode consacré au jardin de la Ballue, accompagné de Marie-Françoise Mathiot, propriétaire passionnée des lieux. Pour apprécier au mieux cet entretien, je vous recommande de commencer par le premier épisode, où il est question de l’histoire du jardin. Marie-Françoise Mathiot, comment faites-vous vivre la Ballue avec votre équipe ? Quels sont les secrets de votre organisation ?

Marie-Françoise Mathiot-Mathon

Des maisons comme ça, des bateaux comme ça, parce que souvent, je me définis comme le capitaine d’un navire. Il faut du monde. Il faut du monde, parce qu’on ne peut pas tout toute seule, même si on doit avoir, en tant que capitaine du navire, une vision sur tout et une appréciation du fonctionnement global. 

Donc il faut du monde et il faut trouver les bonnes personnes, il faut les former. Parce que les écoles ne préparent pas du tout, par exemple, un jardinier à travailler dans ce type de jardin. Il faut des gens qui ont un sens artistique aussi, enfin qui ont le goût du beau, je dirais, de manière plus globale. Les jardiniers doivent être conscients qu’ils travaillent dans un lieu exceptionnel, au moins on peut dire, pas ordinaire. Et il faut qu’ils en soient fiers. Si je ne sens pas ça, je sais que ça n’ira pas loin. Mais il faut donc des gens, même s’ils n’ont pas les diplômes, mais qui ont cette fierté de participer à la vie d’un jardin exceptionnel, d’un lieu différent et d’un lieu qu’on montre, qu’on va partager avec le public, qui va poser son regard et qui va, forcément, juger ! Voilà. 

Il faut aussi, si possible, par exemple, au jardin, mais aussi dans le château, c’est vrai, des gens qui aiment le contact avec le public, qui aiment l’échange ; parce que le visiteur adore discuter avec les jardiniers, adore discuter avec la dame qui leur sert le petit déjeuner, qui est de la région, qui va leur expliquer les petites balades à faire, les trucs un peu secrets. 

Donc, depuis 20 ans, j’en ai vécu des choses, dans ma gestion des personnes qui travaillent avec moi. J’ai vécu des moments extraordinaires, mais aussi des moments très désagréables. Le désespoir déçu, là, il est important de ne pas se décourager, d’y croire encore. Sans eux, je ne suis plus rien. Mais rien ! Je leur dois tout. Donc je les respecte profondément. Je fais en sorte qu’ils aient des qualités de travail optimales, des salaires décents, des avantages. Par contre, quand il y a des coups durs, voilà, j’ai pas envie qu’il soit à une demi-heure près. 

À côté de ça, l’hiver, ils vont venir plus tard, on va s’adapter. Je les gâte en termes d’outils et d’équipements. J’ai toujours été très très soucieuse de l’ergonomie du travail. J’ai toujours cherché à ce que mes jardiniers soient équipés au mieux. Parce que tout ce qu’ils font, je sais le faire. Je connais la charge physique, la difficulté technique. Donc, étant donné qu’eux, c’est tous les jours, et pas comme moi, je peux le faire seulement ponctuellement. Parce que je suis médecin, les tendinites, le geste répétitif, c’est quelque chose qui me préoccupe. Donc j’ai toujours recherché le meilleur en termes d’équipement. Et aussi pour leur confort et leur sécurité, évidemment. 

Parce qu’en même temps, je me fais plaisir. Là, on est parti sur un délire d’outils japonais. Puis j’achète des cisailles japonaises, en acier japonais signé et tout, des aciers de grande qualité, c’est un cadeau que je leur fais. Et j’ai dit vous pouvez frimer avec vos magnifiques cisailles et montrer le bruit, la taille de la coupe et comment aussi ces objets sont des œuvres d’art, parce qu’ils sont reflets d’un artisanat traditionnel japonais haut de gamme et qu’en même temps, le fait d’utiliser ces merveilleux outils, c’est rendre hommage aux gens qui les ont fabriqués. C’est toute une chaîne. Et ça, j’adore ça. J’adore. 

Et puis je fais aussi très attention à la charge du travail. Il y a, par exemple, quand arrive septembre, octobre, là, me prend la frénésie des travaux d’hiver. Grande restauration, chantier de plantation, création. Mais, je me dis, attention, qu’est-ce qui est potentiellement réalisable en termes de temps et de charges de travail ? Et parfois, je me dis non, cette année, la rénovation de telle partie, elle va attendre. Parce que déjà, on a à refaire une partie du massif d’Hydrangea, on a déjà à faire du bois à l’étang. Il y aura toute la partie collaborative avec les arboristes et les tailles d’hiver, qui est une charge importante l’hiver. Donc l’hiver, on a plein de travail. Et les jours sont plus courts, donc ça fait des journées plus courtes.

Sophie de Roquemaurel

Jour après jour, vous perpétuez l’œuvre de Claude Arthaud avec passion. Et comment définissez-vous votre propre contribution au jardin ?

Marie-Françoise Mathiot-Mathon

Moi, je me suis souvent définie comme une suiveuse. Alors, évidemment, 20 ans après, la suiveuse a quand même pris quelques initiatives. Je continue à me placer comme le moteur passionné qui fait avancer ce jardin, ça c’est sûr. C’est moi qui le porte, c’est moi qui le fait connaître, c’est moi qui en parle. C’est mon souci de tous les jours. C’est mon obsession. 

Claude Arthaud a été là pendant 19 ans. Elle est partie à regrets, mais c’était des choix qu’elle devait faire. Nous, c’est pareil, ça fait presque 20 ans. Effectivement, à la Ballue, je pense qu’on peut dire que l’influence féminine est forte, puissante. Effectivement, c’est certain. Ma principale qualité, c’est d’avoir su aimer ce jardin, de l’avoir compris et de le respecter. Mais aussi, d’avoir cette obsession de l’emmener vers demain. 

Parce que le jardin, c’est un univers qui se renouvelle en permanence, et moi je suis extrêmement sensible au renouveau des saisons. C’est quelque chose de totalement émouvant. Et maintenant que je le connais bien, j’attends ces moments. Comment seront-elles, mes pivoines de Chine, cette année ? Est-ce que la météo va me permettre de les garder au moins trois semaines ? La glycine aussi, on a une allée de glycine incroyable. 

La glycine, c’est toujours beau. Mais ici, c’est la composition qui est fantastique. Cette disposition est totalement utopiste : parce qu’en fait, l’idée du projet de Claude Arthaud, c’est de dire, voilà, les glycines elles se tiennent toutes seules et elles sont juste soutenues par les colonnes d’if. Mais non, c’est pas vrai, ça fonctionne pas comme ça. Si on laisse les glycines, si on ne les maîtrise pas totalement dans leur taille, elles vont détruire les ifs. C’est une vision totalement utopiste. C’est un challenge. Tous les ans, comment sera la glycine ? Il y a 2-3 ans, j’ai eu un choc : je voyais les bourgeons floraux, on prévoit trois semaines avant ce que ça va être la floraison, je repère 2-3 secteurs avec les bourgeons, floraux, bien globuleux, mais un matin, je passe les voir, je dis, mais ils ont un petit air rabougri, là, qu’est-ce qu’ils ont ? Et puis le lendemain, ils deviennent un peu gris et tout, je me dis « mon Dieu, qu’est-ce qui se passe ? » Et là, j’étais en face de quelque chose que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais vu. Depuis des années que je suis là, on en discute avec le jardinier, il ne savait pas. Il me dit : « Je ne sais pas, il s’est passé un truc », et tout d’un coup, deux, trois jours après, il m’a fallu que je cogite et que je passe un ou deux coups de fil pour demander des avis. Et j’ai réalisé qu’il y avait eu des couloirs de vent froid et qu’un matin, il y avait eu du gel, et que se gèle avait atteint certains endroits et pas d’autres. Je n’avais jamais vu ça. J’en ai parlé à beaucoup de personnes qui n’avaient jamais vu ça. 

Donc, effectivement, il faut être prêt à tout. On peut perdre des végétaux. On peut assister à la sénescence de végétaux, avoir des décisions à prendre en termes de supprimer, abattre, replanter. J’étais extrêmement stressée, pendant, je dirais, les dix premières années. Pour moi, il fallait que rien ne change, que tout reste comme c’était, comme j’avais reçu les choses et je ne supportais pas l’idée de perdre quelque chose. C’était des insomnies, en particulier l’allée de Glycine, je faisais des cauchemars en imaginant que tout s’effondrait. Parce que je connaissais les détails, je savais qu’il y avait des câbles qui tiraient à un endroit et que ce système n’allait pas être éternel et qu’il fallait que la glycine se tienne toute seule, soit autonome, mais que ça ne se voit pas pour que le rêve continue. Oh là là, la prise de tête ! Et un jour, je ne sais pas qui m’a parlé d’un ferronnier d’art, de la région parce qu’il travaillait en circuit court et il était de pas très loin : j’ai dit, ça sert toujours et sur le moment, je n’ai pas fait le lien. Mais en fait, un an après, après mes cauchemars à propos de la glycine, une révélation un matin, j’ai dit mais oui, c’est lui, il faut que je l’appelle, Philippe Turgot, peut-être qu’il a une solution. Il arrive et là, je me dis, il va me prendre pour une folle. Je lui dis, vous comprenez, voilà mon problème, ça tire, là les jardiniers ont mis des barres transversales, mais ce n’est pas beau, ça se voit. Il faut la soutenir mais il ne faut pas que ça se voit. Il faut que ça soit totalement esthétique et intégré à l’architecture du bois des glycines. Et je lui fais le geste, je me rappelle, je lui dis, voyez, comme ça, mais ça, vous ne pouvez pas faire comme ça. Et il me répond : « si, je sais faire, nous pouvons faire en ondulant. » Et il la fait, c’était magique : l’atelier de forge à froid dans les jardins au mois de février, il y a 2-3 ans. Et en fait, il faisait du sur-mesure. Il est génial, c’est des artistes, c’est des gens on se comprend tout de suite, moi, avec mon geste d’ondulation. Et lui qui me répond, moi, je sais faire, c’est extraordinaire.

J’ai plein d’exemples comme ça : quelqu’un qui visite pendant les journées du patrimoine et qui, à la fin de la visite, me dit « Madame, est-ce que je pourrais vous parler ?». J’ai dit oui, mais j’en ai 70 qui m’attendent pour la prochaine visite, on va faire court. Il me dit « je voudrais vous dire, vous pavés japonais en bois, c’est nul. Moi, avec mon papa, on a une carrière dans le Morbihan et on lève par un système d’explosion particulier des dalles de granit naturelles, non taillées et ça serait magnifique. ». Il est revenu avec ces pierres, extraordinaire. C’est un monsieur qui a la passion de la pierre et de la taille de pierre, et un savoir-faire extraordinaire. Et les jardiniers, il les a impliqués dans la pose, mais il y a une technique pour ne pas se casser le dos. Donc mes jardiniers ont été associés à ça. Alors évidemment, la pose d’un pavé est presque un cérémonial : on l’examine sur toutes les faces, on va un petit peu tailler parce que là, voilà, ah non, ce n’est pas celui-là, on le repose et on va en chercher un autre. Chaque pavé est une œuvre d’art. Ça va très doucement, l’opération. Chaque pavé est particulier. Il faut savoir si ce sont des pavés du 17e ou du 16e qui ont été taillés à la main, il n’y avait pas de machine à l’époque. Et beaucoup de villes bretonnes ont été dépavées, alors que c’est le témoignage du travail de l’homme, il y a 400, il y a 500 ans, etc. Donc, respect. Donc quand on trouve, aujourd’hui, encore la personne qui a cette passion-là et ce savoir-faire, c’est extraordinaire. Et ça, c’est le miracle des belles rencontres de la Ballue.

Par contre, il faut toujours être à l’écoute. Vous voyez, ce monsieur-là, si je ne lui avais dit que je n’avais pas le temps, j’aurais raté un truc ! Je vous ai parlé du ferronnier, je vous ai parlé du tailleur de pierre, il faut aussi parler des pépiniéristes. Les pépiniéristes, c’est le béaba, le début de l’histoire. On va choisir des pépiniéristes le plus possible locaux et régionaux, parce qu’il y aura des accords en termes de sol, il y aura aussi la possibilité d’aller voir sur place. Et là, mon jardinier principal est top parce qu’il adore visiter les pépinières, discuter avec les chefs de culture, ça c’est très, très important. Il en faut plusieurs parce qu’on ne peut pas avoir un pépiniériste bon sur tout, impossible. J’ai acheté beaucoup de plantes évidemment depuis 19 ans. C’est grisant, rapporter de la vie, c’est magique, mais après, il faut suivre les bébés. Donc sans des bons pupilléristes, en Bretagne aussi on a la chance d’avoir des spécialistes d’Hydrangea, donc c’est comme ça que j’ai créé un massif d’étrangers rares. 

Je voudrais vous parler aussi de Monsieur Marchand, jardin d’herbe, un grand spécialiste de graminées. Ils m’ont un peu bousculée. Et c’était génial, ces échanges, parce que moi, je disais, les graminées, c’est pas trop ma tasse de thé, évidemment, sur le jardin régulier, devant le château, il n’y a pas la place aux graminées. Mais quand même j’avais cet espace, et voilà, on le rencontre, et là on rencontre quelqu’un d’extraordinaire, d’extrêmement savant, mais d’extrêmement simple, généreux. Et on est là et on se laisse convaincre. On part alors sur les graminées, et puis les graminées qu’on va ponctuer de vivaces. Et là, Kevin travaille, il fait des recherches et tout et il se trouve que notre spécialiste des graminées, il a plein de copains qui cultivent plein de vivaces !

Sophie de Roquemaurel

Quels sont les temps forts culturels à la Ballue ? Comment les avez-vous bâtis ?

Marie-Françoise Mathiot-Mathon

Ce jardin de la Ballue m’est tout de suite apparu comme un jardin pensé par des artistes. Un jardin pensé par des artistes et, en fait, qui pouvait intéresser des artistes. J’avais une espèce d’imaginaire : je voyais des acteurs, je voyais de la musique dans le jardin, je voyais de la danse. Je ne savais pas trop comment j’allais faire. Et en fait, très très vite, les artistes sont venus vers moi. 

Très très vite, il y a eu des rencontres fondamentales, comme celle avec Frédérique Chauvet pour l’opéra baroque : ses mises en scène extraordinaires qui étaient montées aux Pays-Bas et qu’elle venait présenter en Bretagne. Je me rappelle quand Frédérique m’a rencontrée la première fois, je lui dis « mais j’adore l’opéra, je rêve », mais je lui dis « ce n’est pas possible ici, je ne peux pas monter une scène d’opéra, c’est impossible, je n’ai pas la structure pour ! » Elle me dit « mais si, c’est possible ! Parce que ma manière de proposer les mises en scène, c’est quelque chose de léger, de mobile, de souple. Mes chanteurs chanteront a capella, dans la cour d’honneur, vous avez une acoustique exceptionnelle, il n’y a pas besoin de sonorisation. » J’adore ça, cette manière de penser les choses, de rendre même l’opéra ludique. On rit dans des opéras de Purcell, c’est incroyable avec ces mises en scène. Et tous les ans, c’est une nouvelle pièce. Et tous les ans, c’est magique. 

Il s’est passé la même chose en ce qui concerne la danse contemporaine et « Extension Sauvage ». Un hiver, je suis contactée par quelqu’un que je ne connaissais pas, qui me dit : « j’ai visité votre jardin et je voudrais vous parler d’un projet artistique ». Et c’était Latifa Laâbissi, grande danseuse, chorégraphe, reconnue. J’ai été émerveillée de la manière dont elle en parlait parce que je me suis dit qu’elle a tout compris, cet univers ludique, magique. Mais ce que vous me racontez est tellement intéressant et c’était la même démarche : amener l’art contemporain dans le monde rural, le rendre accessible à tout public, parce qu’on a aussi beaucoup d’enfants, et quand même faire des choses extrêmement d’avant-garde et permettre à des artistes du monde entier de s’exprimer. Et allier la danse et le paysage, allier la danse et l’environnement naturel. J’ai été absolument sidérée de la manière dont les artistes à qui on demande un effort important, parce que leur pièce, en général, elle est produite sur scène. Donc là, on les dérange et je leur dis : « Attention, le jardin va vous déranger. Vous allez devoir repenser. Et ne pensez pas que vous allez vous imposer, il est très puissant, le jardin. Donc il va peut-être avoir une histoire entre vous et lui. Et ça va être un gros challenge. », et ils adorent ! Donc c’est extrêmement créatif. C’est riche de rencontres, ils viennent du monde entier, c’est assez étonnant. Mes jardiniers sont parfois associés aussi à la préparation. C’est une aventure « Extension Sauvage », mais absolument incroyable.

Sophie de Roquemaurel

De quoi êtes-vous le plus fière à la Ballue ?

Marie-Françoise Mathiot-Mathon

Je pense que depuis 19 ans que je suis là, j’ai développé la notoriété de ce jardin. Je l’ai fait connaître et je l’ai fait reconnaître comme un endroit majeur. Avec ses particularités, j’avais envie que ce message passe. Ce jardin est d’une grande singularité, il n’a copié personne. Il est l’œuvre de Mme Arthaud, l’œuvre géniale de création d’artistes, d’architectes géniaux. Il ne ressemble à aucun autre. Je suis fière de sa singularité et j’ai porté cette voix de singularité. Alors, singularité ne veut pas dire beau, mais il se trouve que j’ai aussi en écho dans ce que je peux dire, tous ces milliers de visiteurs, c’est magnifique, c’est émouvant. Jamais on me dit que c’est un joli jardin. On a des mots plus forts qui sont du ressort de l’émotion, du ressenti, etc. Du moment d’apaisement, du moment de sérénité. Et tout ça, ce n’est pas moi qui l’ai inventée. C’est tout ce qui m’est revenu dans mes oreilles parce que je suis très à l’écoute, j’aime échanger avec mes visiteurs. Bien sûr, je ne suis pas tout le temps à l’accueil, mais voilà, je ne peux pas m’empêcher d’y aller régulièrement.

En toute humilité, effectivement, je suis fière de dire que je pense que j’ai fait connaître ce jardin, je l’ai placé à un certain niveau de notoriété. Dans sa singularité, dans sa capacité à déclencher l’émotion, dans sa qualité de présentation. Mine de rien, ce n’est pas rien. On ne peut vraiment, je pense, apprécier vraiment un jardin que s’il est dans un bel état de présentation, et ça c’est du travail. C’est derrière beaucoup de moyens. C’est un peu basique de dire ça, mais pour moi, c’est le respect du visiteur. Respecter un visiteur, c’est lui présenter un jardin bien entretenu. Et ça, c’est quelque chose qui m’est régulièrement reconnu, et j’en suis fière parce que derrière, on met des moyens. Mais un jardin bien entretenu, s’il n’est pas un jardin intelligent, bien dessiné, beau en tant qu’œuvre d’art, ça restera seulement un jardin bien entretenu ! Ici, c’est un jardin un peu haute culture, il est très dense, il est très construit, donc si vous lâchez l’entretien, il n’est plus lisible, plus compréhensible. Moi je suis celle qui continue, qui doit l’emmener vers demain, donc je dois faire le boulot et me faire aider par les bonnes personnes. Le seul talent que je dois avoir, c’est de voir là où ça ne va pas, et que j’intervienne au bon moment. Après, oui, l’emmener vers demain, c’est un sujet, c’est un grand sujet. Emmener les jardins vers demain, accepter que parfois les choses changent mais en même temps on est « Monument historique » donc mais ça sera jamais un jardin comme un bâti, jamais ! Le végétal, il naît, il vit, il meurt. 

J’étais très angoissée là-dessus, au début, que j’étais là et puis j’ai appris à me calmer et à accepter cette évidence de la loi de la nature. Il faudra accepter certains changements, il faudra s’adapter au climat, il faudra changer ses méthodes de gestion du jardin, peut-être changer les types de végétaux. Donc ça c’est valable pour tout le monde. Moi, je rajoute pour nous parce que le jardin étant une œuvre d’art et étant dépositaire du projet de Claude Arthaud, il y a 50 ans, je dois quand même respecter tous ces nouveaux impératifs d’adaptation mais tout en ne trahissant jamais le projet initial. Donc le challenge pour nous ici est un peu plus compliqué. Voilà, on ne sait jamais tout, on ne détient pas la science infuse, on doit juste être à l’écoute des bonnes personnes qui peuvent nous aider et qui peuvent nous conseiller, parfois dans un seul domaine. 

Ma merveilleuse rencontre, la première d’un partenaire qui a été déterminant pour répondre à mes problématiques quand je suis arrivée, c’est Claude Le Maut. Claude Le Maut, je le rencontre grâce au cabinet Aubépine et Pierre Bazin. Et je lui dis, je pense qu’il y a un problème dans ce jardin, ça doit être un jeu d’ombre et de lumière, vraiment un propos essentiel du jardin et là, je sens que ça commence, dans certains endroits, à être trop dans l’ombre, où ça va mal évoluer. Il y a des choses à faire dans les arbres, je voudrais voir le ciel. C’est trop compact, c’est trop sombre, le paysage est fermé. Mais en revanche, je suis totalement perplexe et paralysée car ce sont les pins de Monterey plantés par Mme Arthaud. Et je ne peux pas y toucher ! Je n’ai pas le droit ! À ce moment-là, ils m’ont dit : « On a une solution, en revanche, il faudra qu’il y ait un suivi régulier.» Donc, un coût de gestion certain et régulier. Mais c’est magique, ce qu’ils ont fait est magique. Et je suis totalement fan, le public aussi. C’est unique : ils montent, ils grimpent à plus de 30 mètres pour faire ça. Mais en revanche, c’est un piège, parce que effectivement, si on les laisse, la nature reprend vite le dessus et les nuages qui sont suspendus dans le ciel vont se redensifier et progressivement se rejoindre, la transparence est finie. Et de grands architectes paysagistes japonais sont venus voir ce travail.

Sophie de Roquemaurel

On arrive à la dernière question. Quel est votre plus beau souvenir de jardin ?

Marie-Françoise Mathiot-Mathon

Il y a un moment que j’adore, ce début juin avec ce début d’été, mais qui n’en est pas encore un, cette chaleur et l’ambiance olfactive de la cour d’honneur. C’est assez spécifique à ici. La cour d’honneur est un endroit fermé et il y a ces énormes tilleuls, plus que bicentenaires, qui sont en fleurs, qui nous inondent selon les courants d’air du souffle du vent, de ce bain de tilleul, de cette odeur de tilleul, qui me rappelle mon enfance. Et ce tilleul, en fait, est en écho avec le parfum des roses, parce que j’ai beaucoup de roses anciennes parfumées aussi dans cette cour. Un peu souvent, en fin de journée, quand le soleil a donné dans la journée et que le soir tout est plus chaud, c’est magique ! On sent mieux les parfums et en même temps, c’est totalement fascinant de lever la tête et de prendre conscience de l’énormité de cette masse florale, qui est complètement envahie par les abeilles, elles sont toutes là, et si on va dessous, on entend cette musique là, c’est impressionnant ! Il y en a des milliers et des milliers, elles sont toutes là, pour le tilleul. 

Il m’est un peu personnel, parce que j’ai ce souvenir, quand j’étais enfant, il n’y avait pas sur la maison, le jardin, il n’y avait pas de tilleul, mais on allait sur une petite place, tout près, et on allait avec ma grand-mère cueillir les fleurs de tilleul. On montait dans les greniers, alors, quand on est enfant, les greniers, c’est magique, et il y avait un endroit où sur des linges blancs, elle installait les fleurs de tilleul qui séchaient et puis, l’hiver, on avait l’infusion de tilleul. C’est quelque chose qui m’a marquée parce qu’il y a une alliance du visuel et de l’olfactif, qui est très fort, que j’ai en mémoire. Ici, c’est quelque chose que j’ai tout de suite remarqué. Le premier mois de juin, mon premier mois de juin à la Ballue, quand j’ai senti ces tilleuls, c’était fabuleux, et du coup, je les attends tous les ans, j’attends ce moment-là. Et j’essaie de le partager avec mes visiteurs : « vous allez sentir les tilleuls, allez aussi sous les tilleuls, la fraîcheur légendaire du tilleul. » Voilà, et puis en plus c’est un peu l’actualité de notre conversation : on attend le mois de juin.

Sophie de Roquemaurel

Merci Marie-Françoise Mathiot pour cet échange passionnant.

Marie-Françoise Mathiot-Mathon

Merci beaucoup.

Sophie de Roquemaurel

On peut venir découvrir les jardins de la Ballue, mais aussi séjourner au château, pour une parenthèse enchantée. Pour en savoir plus, vous pouvez retrouver Château de la Ballue sur Instagram ou sur le site la-ballue.com. Vous retrouverez les liens dans le texte de description de cet épisode.

Je suis Sophie de Roquemaurel et vous venez d’écouter « Les gens du jardin », mis en musique et mixé par Karim Skakni. Si vous avez aimé cet épisode, je vous invite à le faire connaître à tous vos proches passionnés de jardin et en mettant 5 étoiles et un commentaire sur votre plateforme d’écoute préférée. Merci et à bientôt.